dimanche 5 mars 2017

"Écrire un roman, c'est se donner un but et y aller en dormant, a dit un jour Lawrence Durrell, et c'était bien ainsi. Nous n'avons pas seulement accès à nos vies à nous mais aussi à presque toutes celles du même milieu culturel que nous, et nous n'avons pas seulement accès à nos propres souvenirs mais à toute la satanée mémoire collective de notre culture, car je suis toi, et tu es tout le monde, notre origine est commune, notre destination est commune, et entre les deux on entend les mêmes choses à la radio, on regarde les mêmes choses à la télé, on lit les mêmes choses dans les journaux et on a en nous la même faune de gens connus, leur visage, leur sourire. Et même en se retirant dans une toute petite pièce, dans une toute petite ville à des milliers de kilomètres des centres mondiaux et sans rencontrer qui que ce soit, leur enfer est notre enfer, le ciel et notre ciel, et il ne reste qu'à faire exploser le ballon qu'est notre monde et laisser tout ce qui s'y trouve se répandre sur les pages.
Voilà à peu près ce que j'allais dire.
La langue nous est commune, nous grandissons en elle, les formes que nous utilisons à l'intérieur de cette langue sont également partagées, et quel que soit le niveau d'idiosyncrasie de nos idées ou de nous-mêmes, en littérature on n'abandonne jamais les autres. C'est l'inverse, c'est elle qui nous rapproche. À travers la langue, qui n'appartient à personne et que pratiquement personne ne peut influencer, et à travers la forme, dont personne ne peut se dégager seul, ou si c'est le cas, ça n'a de sens que si d'autres suivent immédiatement. La forme nous extrait de nous-mêmes et c'est cette distance qui est préalable à notre proximité aux autres."

- Karl Ove Knausgaard, Un homme amoureux

1 commentaire:

  1. "Je traversais une crise que je ressentais dans tous le corps, comme une sorte de saturation qui se répandait dans ma conscience comme du saindoux, surtout parce que au coeur de toute cette fiction, vraie ou non, il y avait la similitude et que la distance avec la réalité était constante. Donc la fiction voyait la même chose. Cette même chose, c'est-à-dire notre monde, était produite en série. L'unicité, dont tout le monde parlait, était de ce fait abolie, elle n'existait pas, c'était un mensonge. Vivre ainsi, avec la certitude que tout aurait pu aussi bien être autrement, était désespérant. Je ne pouvais pas écrire de cette façon, ce n'était pas possible, à chaque phrase je me disais : tu ne fais qu'inventer. Ça n'a aucune valeur. Ce qui est inventé n'a aucune valeur, le documentaire n'a aucune valeur. La seule forme qui eût encore de la valeur à mes yeux, qui eût du sens, c'étaient les journaux personnels et les essais, autrement dit ce qui dans la littérature ne produisait pas des histoires, ne racontait rien et se contentait d'être une voix, la voix de la personnalité propre, une vie, un visage, un regard que l'on peut croiser. Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art sinon le regard d'un autre être humain? Pas au-dessus de nous, pas au-dessous de nous non plus, mais exactement à la même hauteur que notre propre regard. L'art ne peut pas être une expérience collective, rien ne l'est, on est seul avec l'art. C'est seul qu'on croise ce regard.
    Arrivé là, j'étais au pied du mur. Si la fiction était sans valeur, alors le monde l'était aussi, car c'était au travers de la fiction qu'on le voyait aujourd'hui." (Encore Knausgaard)

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