mardi 26 janvier 2016

Le chevalier de la Triste Figure

"Ami Sancho, il faut que tu saches que je suis né par la volonté du Ciel en cet âge de fer pour y faire revivre l'âge d'or ou doré, comme d'ordinaire on le nomme. Je suis celui à qui sont réservés les dangers, les grandes prouesses et les valeureux exploits. Je suis, dis-je à nouveau, celui qui doit ressusciter les chevaliers de la Table ronde, les Douze Pairs de France et les Neuf Preux de la Renommée, celui qui doit faire oublier les Platir, les Tablante, Olivant et Tirant, les Phébus et autres Bélianis, avec toutes la troupe des fameux chevaliers du temps jadis, en accomplissant, en celui où je me trouve, tant de grands et extraordinaires exploits, tant de faits d'armes qu'ils obscurciront les plus illustres de ceux qu'eux-mêmes ont accomplis. Tu remarques, fidèle et loyal écuyer, les ténèbres de cette nuit, son étrange silence, la rumeur sourde et confuse de ces arbres, le bruit terrifiant de cette eau que nous sommes venus chercher, et qui semble se précipiter et se jeter du haut des monts de la Lune, et puis ces coups incessants qui blessent et déchirent nos oreilles ; toutes ces choses, ensemble et séparément, suffiraient à remplir de peur, de crainte et d'effroi le coeur de Mars lui-même ; à plus forte raison de celui qui n'est pas accoutumé à semblables rencontres et aventures. Eh bien, tout ce que je dépeins là, ce sont autant d'aiguillons propres à éveiller mon courage, et qui font que, déjà, mon coeur éclate dans ma poitrine du désir qu'il a d'entreprendre cette aventure, si ardue qu'elle paraisse. Aussi, serre un peu les sangles de Rossinante et reste ici, à la grâce de Dieu. Attends-moi trois jours, sans plus ; après quoi, si je ne reviens pas, tu pourras t'en retourner à notre village et, de là, pour me faire plaisir et bon office, tu iras au Toboso où tu diras à l'incomparable Dulcinée, ma dame, que son malheureux chevalier est mort pour avoir entrepris des choses qui l'eussent rendu digne de pouvoir se dire son esclave."

vendredi 22 janvier 2016

exercice de style - chronique

Ma nouvelle session recommence officiellement lundi prochain. J'aurai passé les derniers jours à lire et à lire encore et sans arrêt, si bien que je n'ai rien écrit depuis plusieurs semaines. Après des gros rushs comme une fin de session ou la folie du temps des fêtes - encore cette année, plus de deux mille kilomètres de voiture en à peine huit jours, de la bouffe et de l'alcool à n'en plus finir -, je passe la majeure partie de mon temps à lire, comme si je voulais reprendre le temps de lecture perdu alors que j'avais la tête bien enfoncée dans le travail. Si bien que je lis trois livres en même temps et j'en arrive à un point où j'ai l'impression que ma tête va exploser. Je lâche mes livres, en proie à des angoisses, me reprochant mon oisiveté que je considère improductive. Même si je me considère plus souvent qu'autrement anachronique, je suis parfois homme de mon temps, esclave de l'action et du souci de performance - étant un gars de région, j'accuse Montréal pour ça. Je reste étendu sur mon divan en me disant que je dois absolument faire quelque chose sinon je perds mon temps, alors que je sais pertinemment que je fais quelque chose en lisant et que je m'enrichis avec ces lectures. Je ne peux pas m'empêcher de croire que ce sentiment est profondément actuel, post-moderne et imposé par cette société débile dans laquelle je m'efforce de vivre. Qui plus est, pour justifier mon oisiveté, une des mes activités préférées est l'écoute intensive de musique classique. Prendre le temps d'écouter de la musique, une longue heure à écouter une symphonie, je me dis que je ne perds pas mon temps. Voyez l'absurdité : dans la lecture intensive, je perds mon temps, et dans la musique, non. Je me rends bien compte du ridicule. Je suis pas à un paradoxe près. Cette sensation me fait reprendre la plume et le présent texte témoigne que j'en suis rendu là. Sur mes lectures, je pourrais m'étendre longuement, mais je peine à faire de l'ordre dans tout ça, j'ai besoin d'un certain recul. De toute façon, ce qui me hante plus que tout depuis une semaine, c'est la Symphonie no.7 et mi majeur du compositeur autrichien Anton Bruckner. Une symphonie que je n'avais jamais écouté et qui traînait dans mes quelques deux cents disques de musique classique. La beauté de la chose, c'est que j'ai pris ce disque au hasard. Celui-ci fait bien les choses des fois. Cette symphonie est absolument extraordinaire du début à la fin, mais selon moi le moment fort est le deuxième mouvement, l'adagio sous titré sehr feierlich sehr langsam (très solennel et très lent). À la fois triste et d'une puissance d'évocation inégalée, c'est probablement le deuxième plus beau mouvement lent de l'histoire de la musique après l'allegretto de la 7ème de Beethoven. Après des petites recherches - parce que je suis incapable de ne pas me renseigner sur quelque chose qui m'interpelle -, j'ai appris que ce mouvement a été composé alors que Bruckner pressentait la mort à venir de son mentor, le compositeur allemand Richard Wagner. Si Bruckner est un homme sans controverse aucune, on en peut pas en dire autant de Wagner. Sorte de compositeur maudit, névrosé, mégalomane et narcissique à n'en plus finir, antisémite et ultra-nationaliste de surcroit ; il a incarné la volonté de puissance nietzschéenne et il est souvent considéré comme un des plus grands artistes de tous les temps, parfois même comme LE plus grand, tout art confondu. En effet, son Anneau du Nibelung serait, selon certains enthousiastes comme Stephen Fry, la parfaite symbiose du théâtre et de la musique élevée au rang de l'épique et du mythologique, l'acmé de la création artistique. J'avouerai ne connaitre guère l'oeuvre de Wagner, l'homme me pose problème pour l'instant, mais je me permets de garder quand même certaines réserves quant à cette étiquette. Je ne doute pas de la puissance de l'oeuvre et je comprends qu'il ait changé la face du monde (hélas pour le pire d'une certaine façon), mais pour ma part le Barde reste indélogeable. Ceci dit, ce qui m'a le plus troublé, c'est d'apprendre que c'est précisément cet adagio qui a été joué sur les ondes de la radio allemande le lendemain de la mort d'Adolf Hitler, le 30 avril 1945, qui était lui aussi un admirateur immodéré de Wagner. Était-ce à la demande du führer ou une initiative des radiodiffuseurs allemands? Connaissait la mégalomanie d'Hitler, je penche pour la première option. Hitler tenait Wagner pour l'incarnation de la volonté de puissance et surtout comme celui qui avait su éveiller le nationalisme allemand. Toutes les apparitions d'Hitler,  les rassem-blements nazies, les cortèges et les défilés de la Wehrmacht, etc., étaient accompagnés par la musique de Wagner. Qu'il ait choisi la même musique funèbre que celui qu'il admirait par-dessous tout ne m'étonnerait pas. Mais la plus belle des musiques soulignant la mort du pire des hommes, je ne peux m'empêcher de trouver ça dérangeant. Je me sens comme Alex dans A Clockwork orange, lorsque pendant son traitement, la 9ème de Beethoven est associée aux images ultra-violentes : celle-ci devient un réflexe conditionnant pavlovien, quelques notes suffisent à le rendre malade, sinon fou. À chaque fois que j'écoute l'adagio de Bruckner (ça doit bien faire une vingtaine de fois depuis une semaine), que je ne peux m'empêcher de trouver extraordinaire, beau et sublime, de savoir qu'Hitler se le soit approprié - comme il s'est approprié Nietzsche maudit calisse - ou que les Allemands l'aient utilisé pour rendre hommage à cette ordure m'exaspère. Les hommes ont parfois le tour pour s'approprier l'art et, malheureusement, le dénaturer complètement. C'était mon inquiétante étrangeté du jour.

jeudi 14 janvier 2016

(!!!)

"Qu'entend-on par nihilisme? Distinguons. Ou bien, définition numéro 1, version restreinte, la mienne : le nihilisme nie le mal, il en cultive l'ignorance. L'innocent qui, après le 11 septembre, acclame Ben Laden, l'expert qui comprend l'horreur et finit par la justifier à force de l'expliquer sacrifient, fût-ce à leur insu, à l'axiome nihiliste fon-damental : il n'y a pas de mal. Ou bien, définition numéro 2, généralement reçue, mais à mes yeux erronée, le nihilisme est l'ignorance du Bien. Dans ce cas, la modernité entière passe sous sa coupe. L'économie où tout se vend et s'achète. L'univers sans dieu où nul ne sait à quel saint se vouer. Le débat ouvert où chaque conviction et son contraire s'affirment librement. Voilà qui illustre une condition humaine régie par l'axiome de substitution : il n'y a pas de Bien - commun, infaillible, immuable.

Un sophisme des plus répands postule que ces définitions 1 et 2 se recouvrent. S'il n'y a pas de Bien, il n'y a pas de mal. Et réciproquement, Dieu et diable apparaissent et disparaissent de conserve. Évidence trompeuse. Erreur absolue. Si j'admets la définition 2, le doute méthodique de Descartes ou l'inquiétude d'Hamlet tombent dans l'escarcelle du nihilisme, pour autant qu'ils laissent en suspens ou mettent entre parenthèses l'existence et le fondement des valeurs suprêmes. Montaigne aussi serait nihiliste : «C'est, à l'avis de Socrate, et au mien aussi, le plus sagement juger du Ciel que de n'en juger point.» Nommons relativiste (et non nihiliste) cette hésitation très partagée touchant l'Idéal. Elle se distingue d'un nihilisme stricto sensu (définition numéro 1) qui escamote l'existence du mal et de l'horreur. L'enfer des Twins Towers produit une émotion assez générale, bien que chaque citoyen ému conserve par-devers soi une idée singulière et incomparable de son paradis préféré. Dès qu'on délaisse les jeux de mots et leurs équivoques, expérience du mal et expérience du bien, loin de se recouper, s'avèrent parfaitement hétérogènes. Elles font deux. «La maladie se sent, la santé peu ou point ; ny les choses qui nous oignent au pris de celles qui nous poignent» (Montaigne).

Emma Bovary circule entre les deux définitions précédents. Elle a rompu avec les croyances (chrétiennes) de son enfance et ne s'en inquiète guère. Relativiste, donc. Elle vit sa vie sans souci des dégâts qu'elle sème derrière elle et des souffrance qu'elle inflige, suivant ainsi la pente du véritable nihilisme (définition numéro 1). L'héroïne de Flaubert est confondante. Elle conjugue les charmes chaleureux d'une libération brutale et l'audace glacée d'une brutalité libérée."

- André Glucksmann (2002 : 92-93)